Ernest Pignon-Ernest à Landerneau

 Comme je vous le disais dans ce billet du 2 août dernier, il est partout. Tout du moins en Normandie et en Bretagne. Il ne vous reste que quelques jours pour aller voir l’expo de Bernay (Eure) qui se termine le 18 septembre. À Landerneau, elle continue jusqu’au 15 janvier 2023. Ne la ratez surtout pas. C’est un pur bonheur de déambuler dans cette œuvre, si belle, si forte, si engagée.

https://www.mariechristinebiet.com/2022/08/02/22-les-expos-la-suite-la-fete/

Qui est Ernest Pignon-Ernest ?

Ce pionnier de l’art urbain est né à Nice en 1942. Il a interrompu ses études à 15 ans et a travaillé pour un architecte, ce qui aiguisa sa pratique du dessin et son regard sur l’espace. Il intervint pour la première fois « in situ » en 1966 sur le Plateau d’Albion dans le Vaucluse. À partir de la photo de l’ombre portée de l’homme foudroyé par l’éclair nucléaire d’Hiroshima, il imprime des pochoirs sur les murs, les rochers, les routes qui mènent à l’installation de la force de frappe atomique.
Depuis les années 1970 il vit à la Ruche, cité d’artistes du 15e arrondissement de Paris et dispose d’un atelier à Ivry-sur-Seine (94).
Il investit les rues, leur mémoire, leurs spécificités en inscrivant des dessins à la pierre noire ou des sérigraphies dans des lieux soigneusement choisis et étudiés, les transformant en l’œuvre même. Ses images de poètes – Maïakovski (1972), Rimbaud (1978), Neruda (1981), Jean Genet (2006), Mahmoud Darwich (2009), Pasolini (2015) –, ou de sujets de société : l’apartheid lors du jumelage entre Nice et Cap Town (1974), la libéralisation de l’avortement (1974), l’immigration (1975), la pandémie de Sida en Afrique du Sud (2002)… sont devenus les symboles de ce qu’elles figurent. Depuis sa première exposition au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris en 1979 Ernest Pignon- Ernest a présenté ses travaux en France et dans le monde (Palais des Beaux-Arts de Pékin, Biennale de Venise, Pinacothèque de Munich, Palais des Papes d’Avignon, MAMAC de Nice et aussi, à Alger, Santiago, Ramallah, Bruxelles, Rome, Naples, Joannesburg…).
Il a réalisé aussi de nombreuses scénographies pour le théâtre avec Michel Vinaver, Alain Françon, André Benedetto et pour les ballets de Monte-Carlo et du Bolchoï de Moscou avec Jean Christophe Maillot.

« Ce que je fais c’est un peu comme composer un tableau ou réaliser un montage. Ma palette ce sont les lieux, les lieux et leur histoire. Je tente d’en capter, d’en comprendre l’espace, la lumière, la couleur des murs, leurs textures, c’est-à-dire, en peintre et en sculpteur d’appréhender tout ce qui s’y voit. Et simultanément d’en saisir aussi et surtout tout ce qui ne s’y voit pas, ne s’y voit plus : l’histoire, la mémoire enfouie. Mes images naissent de cette investigation et leur insertion dans ces lieux vise à en faire des espaces plastiques et poétiques, et par ce qui est figuré à en révéler, perturber… exacerber le sens et la symbolique, la force suggestive.
On a dit souvent que je faisais des œuvres en situation. En fait, je fais œuvre des situations »

À Landerneau, il présente ses installations, ses dessins, ses photographies, illustrant l’ensemble de son processus de création. L’exposition rassemble plus de trois cents œuvres de ce grand artiste, alerté par l’état du monde, soulevé par sa passion pour l’art et la poésie. Apparaît ainsi derrière l’ombre de l’artiste aimé du grand public un créateur complexe admiré par les plus grands penseurs et poètes d’aujourd’hui et longtemps tenu à l’écart des institutions.

Ces images sont désormais célèbres car elles sont devenues l’identité  familière d’un poète, d’un combat ou d’une situation. Écrivains, résistants, mystiques, chefs-d’œuvres du passé collés dans les rues de Naples ; victimes à Soweto, Haïti, Grenoble; solitudes à Lyon, à Paris ; les collages d’Ernest Pignon-Ernest réalisés souvent dans des situations complexes à Alger, Port au Prince, Ramallah ou Avignon sont devenus les images rémanentes des émotions que ces figures ou ces détresses inspirent. Installés dans les rues de ces villes, ses dessins semblent naître des murs mêmes où il les a placés pour se glisser dans nos vies, dans notre esprit. Difficile de penser à Rimbaud ou à Pasolini sans qu’immédiatement leurs silhouettes ne s’imposent à nous telles qu’Ernest Pignon-Ernest les interpréta.

Le parcours permet de découvrir l’artiste au-delà de ce qu’on en connait : profond, complexe, radical et soucieux de l’humain.

Première étape, Ecce homo

(Voici l’homme) Ernest Pignon-Ernest prend en charge ce vivant encore debout mais déjà imprégné par la mort, dont le faible signe de la main droite, la paume pas encore percée par le supplice mais déjà recroquevillée par son pressentiment, émerge aussi des grands linceuls que l’artiste installa en 2012 dans la prison Saint-Paul à Lyon. On pense bien sûr à sa première installation, l’image d’un homme vaporisé par l’explosion nucléaire au Japon, et tout le parcours de l’exposition semble être conduit par le désir de rétablir sa présence. https://fr.wikipedia.org/wiki/Ecce_homo

2ème étape, Rimbaud

La présence de Rimbaud au cœur de cette salle, est celle du poète qui annonçait au temps de la Commune que la poésie ne rythmerait plus l’action, mais serait en avant. Ici sont regroupés quelques-uns des travaux d’Ernest Pignon-Ernest réalisés entre 1971
et 1979, mus par cet élan. Les centaines d’images de la Commune sont la première mise en place d’un principe d’intervention qui perdurera dans tout son travail ultérieur : capter la force mémorielle des lieux et renouveler leur intensité par la confrontation du public avec le collage.
À Nice en 1974 pour dénoncer l’apartheid, à Calais dans la ville accablée par le chômage en 1975 puis à Grenoble en 1976 où la maladie professionnelle frappait de nombreux ouvriers, après avoir rencontré les individus ou les associations, l’artiste intervient en poète, avec un dessin fait d’émotion retenue dont l’expression n’imite pas la colère mais dont les présences éveillent. Expulsés, migrants, lutte en faveur de l’avortement, l’artiste parvient à soulever l’humain et à donner leur forme juste aux drames, les portant jusqu’à notre conscience.

https://litteratureportesouvertes.wordpress.com/2017/11/04/arthur-rimbaud-dans-la-vie-litteraire-de-son-temps/

3ème étape. Naples

« À Naples rien ne semble disparaître.
Y restent visibles toutes les strates des fondations et des dominations successives. Il en résulte un paysage où se mêle un écheveau d’histoires, de légendes et de mythes, une simultanéité de temps.
Dans les entrelacs des viccoli,  mes images interrogent ces mythes, elles tracent des parcours qui se croisent, se superposent ; elles traitent des origines, de cette propension qu’a cette cité à vénérer les femmes, de Parthénope à Santa Lucia, à plus souvent invoquer Marie que son fils, elles traitent des rites de mort que sécrète depuis plus de deux mille ans cette ville coincée entre la Vésuve et les terres en ébullition de la Solfatare où Virgile situait les Enfers.
Durant huit ans, avec plusieurs centaines d’images (sérigraphies ou dessins à la pierre noire) j’ai, dialoguant avec la peinture caravagesque, interrogé les cultes païens et chrétiens que porte aux ténèbres cette cité ensoleillée, et ces glissements syncrétiques, mythes grecs, romains, chrétiens qui fondent ma culture méditerranéenne.
Mes images nées des lieux se sont intégrées aux murs de la ville au point que beaucoup ont pu dire qu’elles suintaient des murs puis que ces murs les avaient réabsorbées. » https://voyages.ideoz.fr/italie/que-voir-en-italie/villes/naples/

4ème étape. Derrière la vitre

« En 1996, après avoir hanté le fouillis baroque de l’univers napolitain, si riche d’histoires, de matière, de couleur, de façades aux moulures patinées, de linges aux fenêtres, j’ai voulu aborder des objets froids, comme aseptisés, de verre et de métal. J’avais repéré que les cabines téléphoniques pouvaient être le théâtre de drames du quotidien, constaté que souvent les gens qui appelaient avaient un journal à la main, pour une recherche de logement ou emploi : un lieu de communication dans lequel on est isolé mais en vitrine, sous une lumière verticale, derrière une vitre qui donne le sentiment de paroles et d’appels étouffés. Comme je vise toujours à ce que mes images d’humains s’inscrivent dans l’espace, parmi les signes de la ville, avec ses échappées, ses reflets, j’avais choisi chacune des cabines dans cette optique, au point que les signes de la ville en viennent littéralement à s’inscrire sur les personnages. Ce furent des centaines d’esquisses très rapides pour saisir l’expressivité des silhouettes, puis la construction complexe des perspectives des grands dessins et beaucoup de photographies pour tatouer les signaux de la ville sur la détresse des corps. »

5ème étape. Dans l’atelier

Dans l’entrée, des placards avec des dizaines de livres pêle-mêle. Les travaux punaisés au mur partout, sur les tables, sur les étagères. L’escalier au centre de la pièce mène à une petite cuisine puis au dernier étage, à la deuxième partie de l’atelier. Sept verrières le font paraître plus vaste et illuminent quatre grands dessins juxtaposés de Pasolini tenant sa dépouille dans ses bras. Sous une mezzanine, une table de travail jonchée de dessins, de fusains et de punaises. Accrochés au-dessus du bureau, voisinent les souvenirs d’amis, coupures de journaux, photo de Picasso… Au-dessus, la mezzanine. Des rouleaux de dessin sont suspendus. Une échelle. Livres de peinture et d’histoire de l’art. Une centaine entièrement consacrés à Naples. C’est ici, assis dans son canapé parmi les plantes, qu’Ernest Pignon-Ernest lit les ouvrages qui nourrissent son oeuvre.

6ème étape. Pasolini

Pier Paolo Pasolini poète, cinéaste, écrivain fut assassiné dans la nuit du 1er novembre 1975. Ernest Pignon-Ernest a collé en 1980 à Certaldo, cité de Boccace, deux images en référence à son assassinat et au Décameron. En 1988 il inaugure ses parcours napolitains avec une citation du « David et Goliath » de Caravage en associant à la tête tranchée du peintre celle de Pasolini.

« En 2015, 40e anniversaire de son assassinat, je réalise une nouvelle image, comme une interrogation : « Qu’avez-vous fait de ma mort ? » Poète voyant, sybille, Pasolini nous annonçait cet appauvrissement anthropologique, cette marchandisation du corps qu’allait sécréter cette forme de capitalisme consumériste qui se développait. Ma composition prend la forme d’une pietà, Pasolini portant son propre cadavre. Quiconque a vu les photos de son corps brisé sur le sable gris d’Ostie le reconnaîtra, dessin d’un réalisme cru pour cette christique auto-pietà, comme une quête pasolinienne qui entend faire résonner du sacré dans le charnel le plus prosaïque. Ce n’est qu’en terminant le dessin que m’est apparu que ce dédoublement (lié à la mort) était une permanence dans son œuvre.

À Rome, Matera, Naples, Ostie, j’ai inscrit cette image dans des lieux choisis pour leurs qualités plastiques et leurs résonances avec son œuvre, sa vie, sa mort. Je n’ai pas retrouvé à Rome les lieux d’extrême marginalité de Accattone ou des Ragazzi, de mes longs séjours à Naples. Je savais que Scampia pouvait être l’univers pasolinien d’aujourd’hui, l’incarnation de la violente déshumanisation qu’il prophétisait. » https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-heure-bleue/l-heure-bleue-du-lundi-18-avril-2022-7056303

7ème étape. Le poète fait son pays

« Je me saisis de l’image des poètes de la même façon que j’utilise des images mythologiques ou religieuses, comme des mythes laïques, des icônes païennes. Ceux qui, coûte que coûte, ont voulu, à la suite de Hölderlin, habiter le monde poétiquement. Leur portrait comme un signe culturel témoigne souvent combien ils ont incarné les aspirations, les drames, les tensions qu’ils ont traversés, combien ils portent les stigmates de leur époque. Comme si leur visage disait tout leur destin.

En tout cas, j’essaie d’œuvrer à ça, quand la poésie refuse d’être un ornement, elle garde trace des expériences vécues et des risques pris. Elle dit le réel mais en le révélant comme plus vaste, et d’une prodigieuse intensité. Elle conjugue visible et invisible, sursauts intimes et songes partagés. Elle s’impose comme le chant profond des vivants qui ne renoncent pas aux effractions, aux abîmes, aux combats, ni aux enchantements de la vraie vie. »

8ème étape. Mystiques

Comment représenter l’union de ces grandes mystiques – Marie Madeleine, Hildegarde de Bingen, Angèle de Foligno, Catherine de Sienne, Thérèse d’Ávila, Marie de l’Incarnation, Louise du Néant et Madame Guyon – avec l’invisible ? Comment faire un dessin de ces chairs qui veulent se désincarner, dire leur douleur, les soupirs, les excès de ces expériences humaines mais surhumaines aussi ?

« J’ai choisi de ne travailler que sur celles qui avaient écrit et n’ai conçu mon projet qu’à partir de ce qu’elles avaient dit d’elle-même. Il en a résulté un long travail de dessin, que j’ai mené, des années durant, avec la danseuse Bernice Coppieters. “Une douleur spirituelle et non corporelle, bien que le corps ne manque pas d’y avoir part et même beaucoup” écrit Sainte Thérèse.

Par le dessin j’ai tenté d’exprimer ce qui est de la sensualité et du corps et par le travail du support, son refus. J’ai œuvré à ce que le papier s’impose comme un matériau plastique essentiel, à l’égal du dessin, et, le distordant, il m’est apparu que ces feuilles blanches devaient devenir un espace d’une extrême intensité, jusqu’à ce que s’y inscrivent une tension. À la fois jouer avec l’idée de surface : pâleur, voile, linceul, fantôme et mettre en cause cet aplat en y modelant des courbes, en affirmant ainsi le corps du papier, ce labyrinthe de volutes, de plis qu’il porte en réserve. Ainsi ces feuilles, à la fois feuille et femme, sont en quête d’extase d’espace. » https://www.monacochannel.mc/Chaines/Les-Ballets-de-Monte-Carlo/Videos/La-classe-avec-Bernice-Coppieters-BMC-STREAM

https://fr.wikipedia.org/wiki/Louise_du_N%C3%A9ant

9ème étape. Droit au cœur

L’amnésie est un signe de barbarie, et c’est bien contre l’oubli que les images d’Ernest Pignon-Ernest agissent. Offertes aux regards de tous, elles transcendent l’espace public en un lieu de partage, de mémoire et de révélation. La pietà portant une victime du sida en Afrique du Sud, la silhouette de Maurice Audin devant la porte où il fut assassiné à Alger, le visage de l’écrivain Jacques Stephen Alexis, victime de la dictature haïtienne ; les figures d’Ernest Pignon-Ernest sont ainsi portées au rang d’icônes contemporaines, prenant vie au détour d’une rue, d’une perspective précisément choisies, pour faire surgir leurs mémoires, leurs destins, à travers des lieux chargés par le souvenir de leurs présences.
Le dessin, pour Ernest Pignon-Ernest, est un choix éthique, un choix d’humanité. Il annihile la distance entre la pensée et la main… pour aller « droit au cœur » selon l’expression du grand poète haïtien Jacques Stephen Alexis.

https://www.bnf.fr/fr/jacques-stephen-alexis-bibliographie

10ème étape. Victor Segalen

 « J’ai commencé à lire Segalen en 1986 lors d’une exposition à Pékin. Etre ici, en Bretagne est l’occasion de me replonger dans ses livres et de m’interroger sur l’éventualité d’un dialogue avec cette œuvre si complexe, si difficile à appréhender,

Je m’interroge sur sa déconcertante relation à son temps.
Sa clairvoyance aiguë, en avance sur l’époque, des dégats causés par la colonisation à la culture maorie, et sa publication de Peintures en pleine guerre, qu’il annonce comme un « livre profondément inactuel sans allusion au temps présent ». Je m’étonne de cette espèce d’ignorance des révolutions russe et chinoise.
Je m’interroge sur son obsession pour Rimbaud, et sur toutes ses œuvres jamais publiées.

Je m’interroge sur ce Gauguin gourou, sacrifiant un cheval blanc sur la plage. Je m’interroge sur ce prétexte qu’aura été la Chine, sur ces fouilles, ces failles, ces fissures qu’il creuse partout en quête de lui-même comme une ombre portée.

Je m’interroge sur ces exaltations et ses intuitions extraordinaires, ainsi dans ses Lettres de Chine :
« Je distingue un cheval de pierre et je lance le mien à ses trousses », splendide raccourci de sa poétique quête du réel.
Je m’interroge sur cette œuvre immense, si diverse, singulière, novatrice et étrangement posthume.
Je me demande si je dois le dessiner allongé, rêvant sur le polyèdre de pierre de la Mélancolie de Dürer comme sur la roche de Huelgoat ? » https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-victor-segalen-poete-medecin-et-voyageur-au-destin-singulier

Un très beau catalogue, bilingue français/anglais, rassemble des interventions de l’artiste, de Michel-Édouard Leclerc et de Jean de Loisy, commissaire de l’exposition. Superbe moyen de revivre les émotions vécues lors de cette visite … ou de les partager avec ses amis !

Jusqu’au 17 janvier 2023

Fonds pour la culture Hélène et Édouard Leclerc, Landerneau. Tél. 02 2962 47 78

#expoErnestPignonErnest

En (sa)voir plus: https://www.youtube.com/watch?v=A7Sk_dDn07U

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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