Maison-Mère d’Anaïd Demir (Plon, 2022)

 Connaissez-vous les poètes Yeghiché Tcharents ou Zaven Surmélian ? Avez-vous un jour entendu les prénoms Güldané, Hripsimé, Dikranouhie, Hovannès, Khoren, Ovagim ? Avez-vous déjà dégusté des dolmas et des çörek au son du saz ou des achoug ?

Quelle que soit la réponse, il ne vous reste plus qu’à faire comme moi : vous plonger dans Maison-Mère d’Anaïd Demir. Et, croyez-moi, vous ne regretterez pas ce voyage.

C’est par hasard que j’ai découvert ce livre qui était mis en évidence sur une table de la librairie rennaise L’Établi des mots – https://www.facebook.com/letablidesmots/ – en vue d’une rencontre avec l’autrice quelques jours plus tard. Il m’a suffi d’attraper quelques lignes sur place pour ne plus pouvoir lâcher ce petit bijou.

La narratrice revient, plutôt à reculons, dans la maison où elle a grandi. Chaque chapitre est une exploration d’une des pièces et, très vite, on est imprégné de l’ambiance qui y régnait : bruits, voix, parfums, saveurs, tissus… Et puis les « fantômes » s’invitent, car tous les proches sont morts ou sous d’autres cieux. C’est un retour aux sources pour cette jeune femme, qui nous fait ressentir son ambivalence entre nostalgie du chahut familial et lucidité sur la pesanteur des traditions.

 Anaïd Demir est principalement critique d’art et commissaire d’exposition – ce qui transparaît dans l’attention qu’elle porte à l’architecture et à tout ce qui est visuel.

 Mais, dans ce récit fortement autobiographique, ce sont surtout ses origines qui importent. Tout du long, en touches impressionnistes, parfois dans des notes de bas de page, elle nous apprend beaucoup sur les Arméniens. Elle a réussi un tissage très subtil fait de son affection pour les siens et de ses désirs d’indépendance ; s’y entremêlent ses souvenirs personnels et l’histoire de son peuple. Elle met l’accent sur l’indélébile douleur intergénérationnelle liée aux oppressions perpétrées par les autorités turques qui aboutiront au génocide de 1915. Pour qu’on ne retienne pas que ces atrocités, elle s’empresse de nous faire partager la beauté au travers des chants et de la musique, de la poésie, des couleurs, des talents culinaires… Elle évoque, entre autres, la complexité autour de l’usage des différentes langues dans lesquelles elle a baigné : le turc d’avant l’exil, qui s’imposait pour ne pas mettre sa vie en danger ; l’arménien, enfin parlé librement une fois en France ; le français, gage d’intégration.

 Je suis admirative de cette habileté à exprimer des réflexions profondes dans un style soigné mais simple, très accessible, très imagé, empreint de gravité, mais aussi d’humour ou de poésie.

 Voici un tout petit échantillon de ce qui m’a régalée au fil de ma lecture.

Page 12 :

« Marron. Ocre. Beige. Orange. Jaune. Crème. J’étais au bord de l’asphyxie chromatique. »

Ou bien, page 103 :

« Je pars en “Nostalgie”, comme on se déplacerait à la vitesse de la lumière dans un univers lointain. J’entre alors dans toutes les images aux contours flous qui se présentent à moi. Il paraît même que c’est un trait de caractère qui se retrouve chez beaucoup d’Arméniens. Nous avons cela en commun les enfants et petits-enfants des apatrides. C’est comme si ma mémoire avait préféré fictionnaliser la réalité. »

Immense merci à L’Établi des mots d’avoir invité cette autrice, dont la présence s’accorde parfaitement à son livre magnifique : nature, pétillante, passionnante !

 En me délectant de la lecture de Maison-mère (quel beau titre !!!), je n’ai pu m’empêcher de penser à Lydia Flem pour son très marquant Comment j’ai vidé la maison de mes parents (Le Seuil, 2004) et aussi à Elena Lappin pour le merveilleux Dans quelle langue est-ce que je rêve ? (Éditions de l’Olivier, 2016).

 PS : Allez, je vous avoue mon petit agacement (dérisoire par rapport à tout le bien que je pense de l’ensemble) : cette manie d’antéposer l’adjectif. Ce qui donne, par exemple : « cette suffocante atmosphère », « un sylvestre cimetière », « l’imposante porte », « la rageuse énergie »… C’est moche, non ?

Merci Catherine Berranger pour ce billet !

 Pour en savoir plus:

https://www.archivesdelacritiquedart.org/auteur/demir-anaid

https://www.rfi.fr/fr/podcasts/invit%C3%A9-culture/20220503-pour-la-romanci%C3%A8re-ana%C3%AFd-demir-pour-se-projeter-il-faut-un-retour-vers-le-pass%C3%A9

https://www.facebook.com/letablidesmots/


1 commentaire

Romuald · 25 mai 2022 à 8 h 39 min

Non ce n’est pas moche d’antéposer l’adjectif, c’est une inspirante manière… 😊

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