Aujourd’hui, c’est Geneviève qui nous écrit de sa maison où elle se débat avec la gestion des élèves livrés à eux-mêmes. Le jardin lui offre un exutoire mais là aussi, la mort rôde…

Née près de Saint-Malo, Geneviève Bourges habite depuis longtemps à Rennes « une ville dont je ne me lasse pas. Enseignante spécialisée, j’exerce au sein de ce que l’on appelle les RASED (réseau d’aides spécialisées aux élèves en difficultés). J’interviens dans deux écoles de l’éducation prioritaire de Rennes sud. Je ne pense pas me tromper en disant que les élèves occupent une grande place dans ma vie comme dans celle de tout enseignant. Et le confinement que nous vivons n’affaiblira pas le lien ».

Journal d’un début de confinement

4ème jour

Quatre jours, trois nuits. Quatre jours de confinement, trois nuits d’insomnies, le trouillomètre affolé. C’est ma toubib qui a pris la décision. Enfin, c’est pas elle, mais c’est tout comme. Ce n’est pas à vous de faire de ça, m’a-t-elle dit. Et voilà, je suis trop vieille pour me porter volontaire pour accueillir les enfants de soignants. Surtout sans masque. Je serais tentée de dire, finalement, je suis contente d’être trop vieille, pour une fois. Mais non, je ne le dis pas. Je ne suis pas fière de moi.

5ème jour

Je commence à relâcher. Je vais pouvoir me concentrer sur mon travail. Du moins celui qui peut se faire à distance, c’est-à-dire les écrits, professionnels bien sûr. Je ne pensais pas déclencher la peur à ce point en me portant volontaire. La dernière fois que je l’ai ressentie, cette peur de disparaître de la surface de la Terre, c’est quand le malin s’est infiltré dans un grain de beauté. C’est fou ce que l’infiniment petit peut faire comme dégât.

7ème jour

Hier soir, j’ai applaudi à ma fenêtre. Quelques échos dans les jardins comme une caisse de résonnance. Je n’habite pas un immeuble. Mais je n’applaudirai qu’un soir sur deux. Nos héros ont aussi le droit d’avoir peur. Je leur laisse cette possibilité, moi qui l’ai eue.

8ème jour

Deuxième semaine de confinement. Je n’ai pas encore trouvé mes marques. Mon travail, impossible de le faire en distanciel. Le sentiment d’inutilité me gagne quand je lis les mails des collègues qui s’agitent en tous sens. Moi, je me suis confinée dans mes écrits professionnels. Je vais avoir bientôt terminé.

10ème jour

Je compose le numéro de téléphone. Quelqu’un répond. Un peu interloqué visiblement puisque j’appelle en numéro masqué. Je me présente. C’est à la maman de B. que je parle. On ne se connaît pas. Pas facile de faire connaissance au téléphone. J’explique que B. est venu travailler les mathématiques avec moi et trois autres élèves. Je n’aime pas ce terme « travailler ». Je lui préfère le mot apprendre. Mais c’est celui qui est d’usage. Et après tout, on peut très bien travailler les maths comme on travaille une pâte à pain. Apprendre, c’est pétrir. B. a visiblement parlé de ce que l’on a fait ensemble. Et la maman est contente de ce « travail ». Ça va m’encourager à poursuivre mes appels. Pour la « continuité pédagogique ». Je demande si je peux parler à B. B. ne réussit pas à faire un exercice sur les triples et les tiers. Eh bien pour trouver le triple de 4, il faut que tu le multiplies par 3. C’est-à-dire qu’il faut faire 4X3. Et si tu ne connais pas tes tables de multiplication, tu peux faire 4+4+4, c’est la même chose. B. n’a aucune hésitation quand elle me dit : oui, mais là, c’est pas pareil, c’est des grands nombres, et ça, je sais pas faire. Mince, on avait justement « travaillé » les grands nombres ensemble. Peut-être pas suffisamment pétri.

11ème jour

Je compose un autre numéro de téléphone. Personne ne répond. Je laisse un message. Et je tente un autre appel. Cette fois, c’est le papa de E. qui répond. On ne se connaît pas. Toujours pas facile. Quand je commence à parler à E., je vois bien qu’il est un peu surpris. E. ne sait pas dire s’il s’en sort avec les exercices que lui donne son maître. Donne-moi un exemple alors de quelque-chose que tu ne réussis pas à faire. E. hésite. Il réfléchit et me dit : ben le 17. Le 17 ? C’est quoi le 17, le numéro de l’exercice ? C’est 17. Tu dois faire quelque-chose avec le nombre 17 ? Ben c’est 17. Mais c’est quoi l’exercice, tu peux me lire la consigne ? C’est 17. Je crois qu’on n’y arrivera pas. E. n’a probablement pas parlé français depuis une semaine. Il a perdu ses mots.

12ème jour

Toujours personne au numéro d’hier. Je laisse un nouveau message. Je ne rappellerai pas. J’essaie un autre numéro. Des cris d’enfants dans le téléphone, un jeune enfant. On a du mal à se comprendre avec la maman, trop de bruit. Elle finit par me passer D. Mais je n’entends qu’un « oui » lointain, je lui dis que je ne l’entends pas. « Oui » lointain. Tu ne veux pas me parler ? « Oui » toujours lointain. Alors soit il est devant un jeu vidéo qu’il ne veut pas lâcher, soit il ne veut pas me parler. Ce qui m’étonne. D. est toujours affectueux et malgré ses 9 ans, il lui arrive de me serrer dans ses bras quand j’arrive à l’école le matin. Je suis déçue. Il devra m’expliquer après le confinement. Sa maman reprend le téléphone et me parle tout en parlant à quelqu’un d’autre pour lui dire qu’elle doit prendre je ne sais quoi je ne sais où pour le donner à je ne sais qui avec toujours des cris en toile de fond. Elle réussit à me dire que les exercices du maître, elle en recopie certains car elle n’a pas d’imprimante. Et D. les donnera quand il retournera à l’école.

13ème jour

Je jardine. Le chat des voisins est malade. Je l’entends vomir derrière la palissade. Sa maîtresse appelle le vétérinaire. Oui, je vais faire ça répond-elle. Je jardine, il fait frais mais beau. On pourrait croire que tout est normal. Le chat me rejoint. Il respecte la distanciation sociale. Il s’installe sous la pivoine arbustive. J’espère qu’il ne va pas vomir dans le jardin. Dans l’après-midi, il va boire dans le petit arrosoir. Je me demande s’il ne va pas rester la tête coincée dedans. Puis il rejoint la touffe de vergerettes en titubant. C’est pourtant de l’eau dans l’arrosoir. Il écrase toute une partie des pâquerettes en s’installant dessus. Le soir, le chat est toujours là. La nuit tombe. Je vais voir les voisins gantée et à distance respectable.

14ème jour

C’est le week end, je jardine encore un peu. Le temps se rafraîchit. A l’abri des palissades, on oublie les morts. Le chat est revenu. Il se déplace avec difficulté. Il fait le même circuit qu’hier. D’abord la pivoine, puis l’arrosoir, puis la touffe de vergerettes. Le vent se lève, il s’engouffre dans la fourrure du chat, la température chute en soirée. Le chat ne bouge pas de sa place. Un peu plus tard, il a un sursaut, il bondit et disparaît derrière la touffe de vergerettes. Ne dépasse qu’un petit bout de queue. La nuit s’approche. Je vais voir le chat. Il est mort. C’était un chat noir. Ce n’est que le début du confinement.

Geneviève Bourges – Mars 2020


1 commentaire

Gohier · 7 avril 2020 à 16 h 41 min

Comme tout est dit sur ce diable de confinement… la peur, l’envie d’aider, penser aux autres, ces petits élèves chanceux sans le savoir… et ce chat noir
Merci
Nadia

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